Stoppons l’évasion fiscale

Stoppons l’évasion fiscale

Une analyse portée par ATTAC France à méditer :

La concurrence et l’évasion fiscales sont les deux fléaux de l’ère néolibérale.

Leurs conséquences dévastatrices pour les finances publiques, les inégalités et la démocratie sont patentes.

LuxLeaks, Panama Papers, Paradise Papers etc. chaque année apportent leurs lots de nouvelles révélations sur les méthodes toujours plus inventives, imaginées par les multinationales, les principales banques mondiales, et les cabinets d’avocats et conseillers fiscalistes, afin d’échapper à l’impôt. La commission européenne évalue le montant de l’évasion fiscale à 1000 milliards d’euros par an dans l’Union Européenne. En France, un rapport sénatorial chiffrait l’évasion fiscale à 60 à 80 milliards d’euros annuels, c’est-à-dire environ le déficit de l’Etat. Ces chiffres, bien que déjà considérables, ne prennent même pas en compte les stratégies – certes légales – mais déloyales et immorales, d’évitement fiscal.

Attac s’est positionnée depuis longtemps sur les problématiques de fiscalité, qui nous semblent être un enjeu central dans la constitution de la société de demain. L’impôt doit être au centre de nos préoccupations, non seulement en ce qui concerne sa collecte, son calcul, mais également son utilisation. L’objet de ce rapport est de rappeler que des solutions efficaces existent et que les solutions apportées par les autorités françaises, européennes et internationales sont au mieux insuffisantes, et parfois contre-productives.

1/ La loi anti-fraude du gouvernement : des mesures en trompe l’oeil

Dans la logique néolibérale, l’impôt est une charge qu’il convient de réduire. La politique du gouvernement Macron s’inscrit dans cette perspective. Ses premières réformes fiscales ont visé à diminuer les impôts du capital, considérés comme un frein à l’activité économique. Baisse du taux d’impôt sur les sociétés, transformation de l’ISF en IF, « flat tax » (prélèvement forfaitaire unique de 30%) sur les revenus du capital, suppression de l’« exit tax », etc.

Avec le « projet de loi relatif à la lutte contre la fraude fiscale », qui sera discuté au Parlement en septembre 2018, le gouvernement prétend s’attaquer sérieusement et efficacement à la fraude fiscale. Création d’une police fiscale, modification de la liste officielle des paradis fiscaux etc. beaucoup de propositions qui semblent aller dans le bon sens. Cependant, on peut douter de l’utilité de ce nouveau texte, alors qu’il n’est question que de fraude fiscale et que l’optimisation fiscale agressive n’est même pas abordée, et qu’aucune discussion n’est prévue pour instaurer la transparence fiscale, a minima avec les autres pays de l’Union Européenne.

Pour une vraie police fiscale

Pour lutter contre la fraude fiscale, le gouvernement d’Edouard Philippe a proposé la création d’une « Police fiscale »… Or, suite à l’affaire Cahuzac, un Parquet National Financier (PNF) avait été créé. Celui-ci s’appuie notamment sur la Brigade Nationale de Répression de la Délinquance Fiscale (BNRDF) qui réalise les enquêtes de nature fiscale, et qui est donc déjà une police fiscale.

Cependant, si cette brigade existe, ses moyens sont bien trop limités par rapport aux enjeux auxquels ses agents doivent faire face : une quinzaine de magistrat·e·s pour le PNF (pour environ 350 procédures en cours au mois de mai 2016) et moins de 50 agent·e·s des finances publiques pour la BNRDF. L’enjeu réel est donc de donner au PNF et à la BNRDF les moyens de fonctionner, en coopérant et sans être en concurrence.

Le projet de loi va dans le sens d’un élargissement du champ de compétence des services fiscaux de la DGFiP (Direction Générale des Finances Publiques), qui peuvent être sollicités par le Procureur de la République dans des cas de blanchiment. Cela peut sembler positif, mais cet élargissement ne s’accompagne pas de moyens supplémentaires pour que la DGFiP. Bien au contraire ! Les effectifs des services de la DGFiP n’ont cessé de diminuer : 37 600 postes supprimés entre 2002 et 2017 dont 9634 entre 2012 et 20171. La récente annonce de Gérald Darmanin sur une nouvelle diminution des effectifs2 s’inscrit dans cette dynamique, mais surtout, est en opposition totale avec le message que le gouvernement avec la loi sur la fraude fiscale. Les conséquences sont aisément déductibles : les fonctionnaires craquent sous le poids du travail et se sentent complètement déconsidérés3. Surtout, les services qui assurent la détection de la fraude et le contrôle dit « sur pièces » (du bureau) ont perdu plus de 3000 emplois… Cette baisse de moyens est un comble au moment où le gouvernement n’hésite pas à raboter les avantages sociaux des plus faibles. En moyenne, un fonctionnaire de la DGFiP « rapporte » 1,5 millions d’euros. Diminuer leur nombre ne peut résulter que d’une erreur d’appréciation considérable… ou de la volonté de ne pas s’attaquer à tous les dossiers qui le mériteraient.

Quels délinquants, quelles peines ?

Alors que les peines s’alourdissent d’année en année pour la plupart des crimes et délits4, on constate qu’en termes de fraude fiscale, les sanctions se limitent le plus souvent à de faibles amendes. Si de l’autre côté de la Manche, les délinquants financiers (notamment les banquiers) sont régulièrement condamnés à des peines de prison ferme, le cas est exceptionnel en France, et se résume le plus souvent à de la prison avec sursis.

Actuellement, l’objectif des amendes pour fraude fiscale est de recouvrer les sommes non-versées par les tricheurs. Bien que nécessaire (il faut évidemment récupérer l’impôt éludé et les sanctions fiscales qui sont appliquées), cet objectif est clairement en décalage avec les autres types de condamnations, dont l’objectif premier est de décourager les pratiques illégales. On le voit bien, la proposition du gouvernement d’encourager le plaider coupable5 afin de rapatrier les montants évadés, va dans ce sens : les personnes qui opteront pour le plaider-coupable pourront éviter le tribunal correctionnel en acceptant la peine proposée par – et négociée avec –  le parquet. On imagine mal une personne accusée d’un délit (vol, dépassement de vitesse autorisée…), négocier sa peine avec le parquet, alors que cela serait pratiqué pour les cas d’évasion fiscale.

Cette possibilité accentuera les inégalités entre les contribuables : les plus gros fraudeurs auront plus intérêt, et plus de moyens, pour transiger (paiement plus rapide de l’amende, soutien d’avocats, etc.), alors que les autres n’auront pas les moyens de négocier.

Le projet de loi du gouvernement prévoit de sanctionner les structures (banques, cabinets d’avocats…) qui aident leurs clients à échapper à l’impôt. Cette proposition serait bonne si les peines pouvaient réellement décourager les dites structures. Or, les pénalités administratives pourraient aller de 10 000 euros à 50% des honoraires perçus. Le risque étant inférieur au gain, il est fort peu probable que cela fasse peur aux gros cabinets spécialisés dans l’évasion fiscale à grande échelle, ni même aux banques qui proposent des montages moins complexes. En outre, comme le projet de loi ne remet pas en cause le principe du verrou de Bercy (voir plus bas), et n’organise pas une coopération structurée et quotidienne entre les services fiscaux et la justice, on ne peut que constater que les délits fiscaux ne sont pas traités comme tous les autres, et on peine à voir une réelle volonté de lutter contre cette forme de criminalité.

Le « name and shame »

Dans son projet de loi, le gouvernement propose de pratiquer le « name and shame » (nommer et faire honte), qui consiste à publier le nom des personnes condamnées pour évasion fiscale. Cela fait référence notamment à ce qui se pratique au Royaume-Uni, où les fraudes fiscales sont le plus souvent examinées par des jurys populaires, d’où la mise en scène de l’infraction et du délinquant. En principe, cette idée a l’avantage de donner un visage à l’évasion fiscale, ce qui serait en soi positif. Cependant, le « name and shame », à lui seul ne règle pas le problème.

D’abord, parce qu’en France, les procès pour fraude fiscale sont loin d’être prioritaires, et les juges ne peuvent leur donner le temps d’audience nécessaire. Le simple fait de nommer n’a pas de sens si on n’explique pas la logique économique, ni les motivations des personnes condamnées6.

Ensuite, le « name and shame » est en soi insuffisant si on ne donne pas à la société civile, et notamment aux lanceurs d’alerte, les moyens de repérer les fraudeurs. Cela passe par plus de transparence depuis la production des données par les entreprises, jusqu’à leur utilisation par les pouvoirs publics.

Enfin, le champ d’application de cette mesure est très limité : seuls les cas relatifs à des manœuvres frauduleuses, et dont l’amende est supérieure à 50 000€ pourraient y figurer. Ensuite, seules les personnes morales peuvent y être inscrites, et pour une durée limitée à un an. Enfin, la publication ne serait pas automatique, et une commission serait chargée de vérifier si la publication se justifie… sur des bases qui ne sont pas définies.

Faire sauter le verrou de Bercy

Avant d’être soumis à un juge, les dossiers du parquet sont filtrés par la Commission des Infractions Fiscales (CIF). Autrement dit, le gouvernement aura le contrôle indirect de la liste de « name and shame ». Ce contrôle par le ministère des finances est particulièrement préoccupant quand on connait les collusions entre dirigeants des grandes entreprises, et ceux des grandes institutions, qu’on nomme aussi « pantouflage ». On peut citer les cas de Bruno Bézard, ancien patron du Trésor, qui a rejoint le fonds Cathay Capital ou de Marie-Anne Barbat-Layani, ex-collaboratrice de François Fillon et membre de l’Inspection Générale des Finances, qui dirige aujourd’hui la Fédération des Banques Françaises7, ou encore la nomination d’Éric Lombard, ancien de la BNP et du groupe Generali à la tête de la Caisse des Dépôts et Consignations (CDC)8. Tant que les mêmes personnes seront à la fois juges et parties, le « name and shame » ne servira pas à grand-chose.

Le projet de loi prétend mettre fin au verrou de Bercy, en instaurant en renvoi automatique des dossiers à l’autorité judiciaire… sous conditions :

  • que les pénalités atteignent 80% minimum du montant évadé
  • que le montant lui-même soit supérieur à un certain seuil (qui sera fixé par décret)
  • que les faits soient réitérés ou qu’un comportement aggravant soit commis (usage de faux documents…)

Il ne s’agit absolument pas là d’un automatisme, et Bercy conserve la main sur la transmission des dossiers. Aucun tiers ne peut se porter partie civile contre la BNP ou Apple pour leurs manoeuvres d’évitement fiscal.

On pourrait espérer qu’à défaut de faire tomber le verrou, une meilleure transparence sera instaurée, mais tel n’est pas le cas : les dossiers étudiés par le Ministère des finances ne seront pas connus du grand public, et seuls les fonctionnaires de Bercy pourront décider du caractère aggravant ou non d’un comportement.

En fin de compte, la première des réformes à mettre en œuvre est la suppression pure et simple du verrou de Bercy. Mais cette mesure doit aller de pair avec le renforcement des moyens des services fiscaux et judiciaires, condition nécessaire pour permettre à ces derniers de lutter efficacement contre l’évitement fiscal.

Quelle protection des lanceurs d’alerte ?

Actuellement, la CIF valide la quasi-totalité des dossiers qui lui sont transmis. Il n’y a cependant pas de transparence quant aux motivations qui poussent la commission à refuser tel ou tel dossier. La solution la plus efficace est que la société civile fasse pression pour qu’un dossier particulier fasse l’objet d’un procès. Cela n’est possible que si des informations sont disponibles pour mettre en cause les fraudeurs. C’est notamment le rôle des lanceurs d’alerte comme Antoine Deltour ou Raphaël Halet9. Or, la loi votée en juin 2018 par le Parlement français sur le « secret des affaires » risque de faire obstruction aux lanceurs d’alerte : la définition large et floue du secret des affaires dans la loi permettra aux entreprises de poursuivre des lanceurs d’alerte pour la divulgation d’informations sur des pratiques qui ne seraient pas formellement illégales. Si on reprend l’exemple des LuxLeaks, Antoine Deltour et Raphaël Halet pourraient être poursuivis car l’optimisation fiscale agressive et industrialisée n’est pas illégale en tant que telle10. Les citoyens ont donc de moins en moins de chances d’être informés de pratiques illégales ou immorales des entreprises présentes sur leur territoire.

En ce sens, la loi sur le « secret des affaires » est un très mauvais signal. Elle confirme le fait que seules les pratiques illégales peuvent être dénoncées. Dans le cas de la fiscalité, la frontière entre optimisation et fraude fiscales, et donc, entre légalité et illégalité, est floue. En qui concerne les pratiques comme l’optimisation fiscale agressive, allègrement pratiquées par des entreprises comme McDonald’s, Apple, ou la BNP, la loi ne dit rien, alors que ces pratiques relèvent de l’abus de droit.

La liste noire de paradis fiscaux : une mesure trompeuse

Les « paradis fiscaux et judiciaires » peuvent vus comme des zones où le droit et la fiscalité sont volontairement fixés à des niveaux minimaux, pour le plus grand profit des multinationales. Fondamentalement, la problématique principale est leur manque de transparence. Les paradis fiscaux permettent à l’argent de circuler facilement et discrètement, et facilitent de ce fait le développement de réseaux illégaux (blanchiment, contrebande, drogue…). L’imposition y est quasi-nulle. Ainsi, selon certaines estimations, ce sont des centaines de milliards de dollars11 qui sont détournés chaque année vers les paradis fiscaux, afin de bénéficier d’une fiscalité attrayante.

En 2017, l’Union Européenne avait déjà mis en place une liste noire des paradis fiscaux, incluant 23 Etats et fondée sur trois critères : échange d’information bancaire, l’équité fiscale et l’application du plan BEPS de l’OCDE – dont les limites sont détaillées plus loin. C’est de cette liste que doit être tirée la version française prévue par le projet de loi.

Or, la Commission Européenne avait déjà pris des largesses avec la définition de paradis fiscal en excluant d’emblée tous les pays européens. Impossible donc d’y trouver le Luxembourg, les Pays-Bas, l’Irlande, la Suisse ou les Iles Anglo-Normandes.

En outre, cette liste déjà incomplète a été amputée par la suite du Panama, et très récemment des Bahamas. Enfin, certains critères de la liste européenne ont été adaptés afin que les États-Unis ne rentrent pas dans la liste. Non seulement ces listes ne sont pas exhaustives, mais elles risquent de légitimer les pratiques de pays comme la Suisse et le Luxembourg pour l’opacité ou encore l’Irlande pour la faiblesse de son taux d’impôt.

Une liste noire à la fois utile et pertinente ne peut exclure certains pays par principe. En outre, elle doit se baser sur les taux d’imposition effectifs de chaque pays, c’est-à-dire tenir compte des mécanismes de réduction de l’impôt existants dans les différents pays, et de la réalité des échanges automatiques d’informations. Surtout, cette liste devrait être assortie de sanctions contre les pays concernés, sans quoi elle n’aurait qu’une portée symbolique. Or ces conditions ne sont pas prévues dans le projet de loi français, ce qui lui retire sa pertinence.

Dans le projet du gouvernement, la liste Française inclurait tous les pays facilitant la création de société offshore. Or ce critère, a priori bienvenu, voit sa portée diminuée par des restrictions apportées par le même article. La commission sénatoriale a d’ailleurs qualifié le texte d’ « élargissement en trompe l’œil » : « L’essentiel des mesures dissuasives […] ne trouveraient à s’appliquer qu’aux seuls pays de la liste européenne qui ne remplissent pas le critère dit « offshore », qui sont exclus de la liste. A ceci s’ajoute le fait que «  parmi les sept juridictions figurant sur la liste du 25 mai 2018, une seule ne respecte pas le critère « offshore » : il s’agit de Palaos, archipel d’Océanie peuplé de 21 000 habitants, qui […] est loin d’être l’un des principaux centres financiers mondiaux. »12

2/ Les multinationales doivent payer leurs impôts là où elles réalisent leurs profits

L’harmonisation internationale de la fiscalité : un enjeu essentiel

La question de l’harmonisation des pratiques fiscales est essentielle. La concurrence fiscale entre les différents pays de l’Union européenne est extrêmement destructrice et encourage directement les entreprises dans leurs politiques d’optimisation fiscale agressive. A l’heure où les échanges sont mondialisés, et où les gouvernements disent vouloir harmoniser les règles et les pratiques (le plus souvent vers le bas) dans toute l’Union européenne, un point résiste encore et toujours à l’harmonisation : la question fiscale.

On a tous en mémoire le scandale des « Luxleaks », qui avait mis au jour un système d’accords spécifiques entre le Luxembourg (dirigé alors par Jean-Claude Junker, l’actuel président de la commission européenne) et des grandes entreprises transnationales en vue de diminuer leur montant d’imposition. Plus récemment, les « Paradise Papers » ont mis en lumière les montages complexes mis en place par Nike aux Pays-Bas, Facebook aux Iles Caïman ou Apple à Jersey13. L’objectif de ces montages est toujours le même : éviter de payer des impôts dans certains pays, où le taux est plus élevé. Ces révélations soulèvent deux problèmes : d’une part, les pratiques d’optimisation fiscale agressives pratiquées par les plus grosses multinationales et le manque à gagner pour les populations que cette évasion représente, mais également la complicité des dirigeants des grands pays. En effet, au-delà des exemples particulièrement choquants cités plus haut, la concurrence fiscale est quotidienne est pratiquée de manière ouverte.

Une concurrence fratricide…

Afin d’attirer vers elle, les sièges de plusieurs multinationales, l’Irlande pratique une politique de dumping fiscal très claire, avec un taux d’Impôt sur les Sociétés (IS) de 12,5%, contre 25% à 30% dans les autres pays. Conséquence directe : les autres états font baisser leur taux d’IS14, comme c’est le cas en France, où l’imposition sur les bénéfices des entreprises va passer de 33% à 25% en 2022. Mais les autres Etats ne sont pas en reste. Ainsi, les Pays-Bas offrent la possibilité de ne pas être imposé sur les dividendes, c’est ce qu’on appelle souvent le « sandwich hollandais »15. La France quant à elle, a longtemps proposé aux multinationales dont le siège était situé en France de déduire les pertes de leurs branches étrangères de leur résultat fiscal. Par exemple, Total a profité de cette niche bien commode jusqu’en 2011, ce qui lui a permis de ne payer aucun IS certaines années … et a trouvé d’autres moyens de contourner l’impôt.16

Ces exemples ne concernent pourtant que la partie immergée de l’iceberg, car cette concurrence fiscale se fait au grand jour. En effet, il faut aussi y ajouter les accords passés entre Etats et entreprises pour garantir des taux bas, comme la négociation entre l’Irlande et Apple, comme les accords mis en lumière grâce aux LuxLeaks.

… qui favorise les grands groupes au détriment des PME

En France, l’Impôt sur le Revenu est progressif, ce qui en fait le plus juste des impôts à l’heure actuelle, car il est fonction des ressources de chacun. La TVA elle, est la même pour tous, ce qui est déjà en soi critiquable. L’Impôt sur les Sociétés (IS) fait depuis peu l’objet d’un taux réduit pour les résultats en dessous d’un certain montant. Pourtant, le taux d’imposition réel des plus fortunés et surtout des grandes entreprises, est dégressif car elles utilisent des moyens pour contourner les législations et payer un impôt proportionnellement moindre : en 2014, la direction générale du Trésor estimait la différence entre imposition brute (avant report de déficits) des grandes entreprises à 26%, contre 32% pour les PME, soit une différence de 6 points17.

Cette différence déjà grande apparait clairement sous-estimée : selon l’agence France Stratégie, Google avait un taux effectif d’imposition sur ses profits (hors USA) de 8,6%18.

Selon un rapport de 2016 commandé par les Verts Européens, la filiale Néerlandaise de BASF avait payé un impôt de seulement 0,31%19 entre 2010 et 2014. Selon la Commission européenne, Apple plafonnait avec un taux de 0,0005% en Irlande en 201420… Les exemples ne manquent pas pour montrer que les multinationales négocient des taux à la baisse. Cela crée une forte inégalité entre les grands groupes qui peuvent pratiquer le chantage aux impôts, et les PME qui sont contraintes de payer un taux plus élevé. La concurrence est donc également faussée au sein de chaque pays.

Alors que les gouvernements se targuent de vouloir favoriser l’emploi local et le développement des PME, on constate que très peu est fait pour mettre fin à cette concurrence faussée. Il n’est pas défendable qu’une entreprise ayant une activité réelle sur un territoire soit relativement plus imposée qu’un conglomérat international, qui peut discuter les règles du jeu à son avantage, grâce à un lobbying intense pour des niches fiscales ou des possibilités de montages financiers ad hoc, ou plus simplement à des accords avec les Etats.

Cet angle est d’ailleurs le seul qui a été entendu par la très libérale Commission Européenne (toujours dirigée par le Luxembourgeois Jean-Claude Juncker). En effet, si Apple a été condamnée par la Commission à verser 13 milliards d’euros d’amende, ce n’est pas pour évasion fiscale… mais pour concurrence fiscale déloyale.

Une seule solution : l’harmonisation

L’harmonisation des pratiques fiscales doit d’abord se faire sur le taux – sans que celui-ci ne descende encore plus bas qu’il n’est à l’heure actuelle – mais également sur l’assiette de calcul, et surtout, conduire à la fin des niches fiscales et des rescrits fiscaux (ou tax ruling)21. Cependant, même au simple niveau européen, on voit assez peu d’avancées concrètes22. Il apparaît clairement que la Commission, pourtant si prompte à imposer certaines réformes aux pays membres (privatisations d’entreprises, assouplissement des règles sociales et environnementales etc.) ne fait rien pour encourager l’harmonisation fiscale. En outre, les différents gouvernements européens ne font aucun pas en ce sens, et jouent plutôt la carte du dumping fiscal.

Au niveau international, on ne peut que regretter que les Etats et les organisations internationales (OMC, Banque Mondiale…), si prompts à dénoncer les pratiques anti-concurrentielles (sous-évaluation de la monnaie…), ne fassent pas de la fiscalité un sujet à part pour encourager la suppression des barrières douanières.

Si certaines solutions ont été mises en place, leur portée est souvent limitée, et elles vont même parfois dans le sens inverse de l’harmonisation.

Programme BEPS de l’OCDE : peut et doit mieux faire

Après des années d’atermoiements et de « laisser faire » des autorités publiques au cours desquels la concurrence fiscale s’est intensifiée, et avec elle l’évitement de l’impôt, le discours a changé. La bienveillante tolérance sur ces mécanismes a du faire face à la stupeur et la colère des opinions. Les mécanismes d’optimisation et d’évasion fiscales sont en effet apparus au grand jour avec la multiplication d’affaires mettant en scène tant l’évitement légal (mais de plus en plus jugé illégitime) et illégal (la fraude) de l’impôt. Le coût de ces mécanismes, leurs conséquences sur les services publics et la protection sociale mais aussi sur le consentement à l’impôt ont poussé les gouvernements à réagir.

Lutter contre l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices (BEPS) est ainsi officiellement érigé en priorité de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Mais, pour intéressant qu’il puisse paraître, le programme BEPS n’en comporte pas moins des insuffisances.

Des enjeux sociaux, environnementaux et économiques colossaux

L’érosion des bases imposables est l’une des conséquences de la concurrence entre les systèmes fiscaux nationaux organisée par la mondialisation néolibérales du capitalisme financier. Son coût est colossal. L’OCDE estime que « ces pratiques étant à l’origine d’une perte de recettes fiscales allant de 100 à 240 milliards USD chaque année, selon des estimations prudentes, les enjeux sont considérables pour les gouvernements du monde entier. De plus, les incidences de ce phénomène, exprimées en pourcentage des recettes fiscales, sont encore plus importantes dans les pays en développement que dans les pays développés »23. On peut ajouter à ce constat l’impact environnemental de ces pertes qui manquent au financement de la transition écologique.

En 2013, les pays de l’OCDE et du G20 ont adopté un Plan d’Action en 15 points visant à combattre les pratiques de BEPS. En 2015, l’ensemble des mesures issues du Projet BEPS a été approuvé par les dirigeants du G20 et l’OCDE. Afin d’assurer la mise en oeuvre efficace et cohérente des mesures BEPS, le « Cadre inclusif » sur le BEPS a été mis en place en 2016 et compte aujourd’hui 113 membres. Il réunit tous les pays et juridictions intéressés, invités à prendre part aux travaux du Comité des affaires fiscales. Une convention fiscale multilatérale doit être applicable au 1er juillet 2018 pour faciliter la mise en place des dispositions du plan. Elle a été adoptée le 24 novembre 2016, a été signée à Paris le 7 juin 2017 par la France et 67 autres États et territoires.

Les 15 mesures du programme Beps

Action 1 : Relever les défis fiscaux posés par l’économie numérique

Action 2 : Neutraliser les effets des dispositifs hybrides

Action 3 : Concevoir des règles efficaces concernant les sociétés étrangères contrôlées

Action 4 : Limiter l’érosion de la base d’imposition faisant intervenir les déductions d’intérêts et autres frais financiers

Action 5 : Lutter plus efficacement contre les pratiques fiscales dommageables, en prenant en compte la transparence et la substance

Action 6 : Empêcher l’octroi des avantages des conventions fiscales lorsqu’il est inapproprié d’accorder ces avantages

Action 7 : Empêcher les mesures visant à éviter artificiellement le statut d’établissement stable Action 8-10 : Aligner les prix de transfert calculés sur la création de valeur

Action 11 : Mesurer et suivre les données relatives au BEPS

Action 12 : Règles de communication obligatoire d’informations

Action 13 : Documentation des prix de transfert et aux déclarations pays par pays

Action 14 : Accroître l’efficacité des mécanismes de règlement des différends

Action 15 : L’élaboration d’un instrument multilatéral pour modifier les conventions fiscales bilatérales

Des progrès, mais lents et timides

L’objectif affiché du programme est légitime : il s’agit de garantir que les bénéfices soient imposés sur le lieu de réalisation des activités économiques et de la création de valeur. Mais si, comparativement aux travaux passés de l’OCDE, le plan BEPS semble intéressant en ce qu’il appréhende l’érosion des bases imposables dans son ensemble, il comporte des insuffisances qui seront immanquablement exploitées par les professionnels de l’évitement de l’impôt. Outre la longueur des discussions qui retardent l’application du plan, à titre d’exemples, plusieurs insuffisances jettent un doute sur l’efficacité supposée du plan BEPS.

On citera ainsi l’action n° 1 du plan qui porte sur les défis fiscaux posés par l’économie numérique qui aurait mérité une révision de la conception même d’établissement stable, ce qui n’est malheureusement pas prévu.

L’action concernant les prix de transfert, si elle s’annonce délicate dans son application concrète, pourrait permettre une nouvelle approche fondée sur la création de valeur. De son côté, l’action n° 8 (sur les 15 que comporte le plan) est censée répondre au problème des prix de transfert d’actifs incorporels. Mais les solutions proposées sont insuffisantes ; il est en effet difficilement concevable de traiter chacune des entités d’un même groupe comme s’il s’agissait d’entités indépendantes et de vouloir leur appliquer le principe de pleine concurrence. Cette conception est vivement critiquée : « tant que l’OCDE continue de considérer les multinationales comme une structure composée d’entités indépendantes et qu’elles peuvent utiliser les prix de transfert pour répartir les bénéfices, la réforme BEPS ne conduira pas aux objectifs escomptés »24.

Le plan BEPS fixe par ailleurs un nouveau cadre sur la déduction des intérêts et des frais financiers qui n’empêchera pas l’optimisation. Il en va de même an matière de  « patent box », des dispositifs spécifiques en matière de propriété intellectuelle qui demeureront dérogatoires au droit fiscal commun.

En outre, comme au niveau de l’Union européenne, le seuil de 750 millions de chiffre d’affaires annuel au-delà duquel les multinationales sont tenues de respecter apparaît trop élevé : il peut même favoriser des restructurations dans certains groupes qui veulent échapper à certaines mesures, comme en matière de déclaration pays par pays notamment.

Enfin, selon le vieil adage « le diable est dans les détails », il faudra s’assurer que les diverses stipulations, facultés de réserves et d’options ne seront pas utilisées par les États signataires de la convention multilatérale dans le cadre de leur réseau conventionnel pour contourner les dispositions du plan.

Au fond, l’un des principaux risques du plan BEPS est le suivant : les entreprises vont s’adapter pour l’optimiser. Il risque donc d’être moins efficace qu’annoncé et ce, au risque d’alimenter un peu plus la concurrence fiscale, les pertes fiscales et, surtout, le délitement du consentement à l’impôt.

L’ACCIS : une harmonisation fiscale insuffisante pour stopper l’évasion fiscale

L’Union européenne est le théâtre d’une intense concurrence fiscale et sociale. Celle-ci se traduit notamment par un alourdissement de la fiscalité des ménages, avec la hausse des impôts sur la consommation (essentiellement la TVA) et par une baisse de l’imposition des contribuables dits « mobiles », autrement dit les entreprises et les contribuables les plus aisés.

Pour dégager des ressources et rééquilibrer le système fiscal, neutraliser la concurrence fiscale est nécessaire. Si le constat n’est pas récent, les pertes fiscales liées à l’optimisation fiscale, l’injustice fiscale croissante de plus en plus durement ressentie par la population et la numérisation de l’économie. De ce point de vue, le projet d’harmoniser l’assiette de l’impôt sur les sociétés (IS) actuellement en discussion au sein de l’Union européenne ne répond pas aux enjeux.

Harmoniser l’impôt sur les sociétés : une histoire ancienne…

Relancée par la Commission européenne dans ses récents travaux, l’harmonisation de l’IS n’est pas une idée neuve. Les rapports Neumark en 1962 et Van den Tempel en 1970 la préconisaient déjà. En 1975, la Commission prônait même un rapprochement des taux dans une fourchette comprise entre 45 et 55 %. Le rapport Ruding en 1992 poursuivait sur cette voie en recommandant une coordination des taux d’imposition allant de 30 à 40 %. Ces travaux sont restés lettre morte, la concurrence fiscale s’est poursuivie et intensifiée. Entre 1986 et 2006, la moyenne des taux nominaux des États membres a ainsi chuté de 18 points. L’exemple de l’Irlande et de son taux de 12,5% maintenu malgré la crise en constitue un symbole éclairant. Tout comme la récente décision du gouvernement français de baisser le taux de l’IS à 25 % d’ici 2022.

Certes, dans un premier temps, ces baisses de taux nominaux se sont parfois accompagnées d’élargissements de la base d’imposition. Ce faisant, les États ont récupéré discrètement des recettes grâce à des mesures d’assiette moins visibles qu’une hausse des taux. Cette période est révolue, la baisse des IS est désormais bien réelle. A cela s’ajoutent les pertes fiscales liées à l’optimisation fiscale (les dispositifs dérogatoires sont nombreux) et à la numérisation de l’économie.

Des travaux et des discussions complexes

Avec, au sein de l’Union européenne, l’hétérogénéité des régimes nationaux d’imposition et une règle de l’unanimité en matière fiscale favorisent la concurrence fiscale et ont rendu jusqu’ici extrêmement difficile l’harmonisation fiscale. C’est dans ce contexte que la Commission travaille à une Assiette Commune Consolidée de l’Impôt sur les Sociétés (ACCIS). Cette démarche mérite a priori d’être favorablement accueilli car l’harmonisation de la base de l’IS est nécessaire, elle produirait potentiellement des effets intéressants comme la stabilisation voire la hausse des recettes publiques…

Les travaux menés au cours des années 2000 ont débouché sur deux grands axes : l’assiette d’imposition commune consolidée et un système d’imposition selon les règles de l’État de résidence applicable aux petites et moyennes entreprises. Mais récemment, la Commission a réajusté son approche en mettant en avant un régime optionnel basé sur des «règles communes» dont les deux principaux avantages seraient la réduction des coûts administratifs et la «simplification administrative».

Le projet consiste en « un système de guichet unique pour remplir leurs déclarations fiscales et de consolider les profits et les pertes qu’elles enregistrent dans toute l’Union. Les États membres conserveraient intégralement leur droit souverain en matière de fixation du taux de l’impôt sur les sociétés. Si la position de la Commission a évolué à plusieurs reprises, elle considère à présent que l’ACCIS doit être optionnelle et disponible pour toutes les entreprises, petites et grandes. Elle a précisé que « L’harmonisation portera uniquement sur le calcul de l’assiette imposable et n’interférera pas avec les comptes financiers »25.

En mars 2018, le Parlement européen a largement approuvé deux textes destinés à s’appliquer aux grands groupes (ceux dont le chiffre d’affaires annuel dépasse 750 millions d’euros) : le premier portant sur la création d’une assiette commune pour l’impôt sur les sociétés et le second concernant la consolidation de cette harmonisation26. Ces deux votes n’ont toutefois pas de caractère contraignant et ne portent pas sur les taux, dans la mesure où ce sont les États membres qui demeurent décisionnaires en matière de fiscalité dans l’UE.

Un projet insuffisant

Les travaux de la Commission montrent qu’une harmonisation des bases de l’IS est techniquement réalisable. Cependant, l’ACCIS n’a pas pour objectifs une meilleure justice fiscale ni l’harmonisation du niveau réel de l’imposition des sociétés : pour la Commission européenne, l’ACCIS ne doit pas remettre en cause la concurrence fiscale. Au contraire, il s’agit de la rendre transparente : avec des règles d’assiette communes, la concurrence fiscale pourrait se porter sur les taux. Elle serait ainsi plus facile et pourrait même tendre à un taux « 0 » sur l’IS.

La finalisation et l’adoption du projet ACCIS sont aujourd’hui techniquement à portée de main. Il doit cependant répondre à d’autres objectifs, en premier lieu une meilleure justice fiscale. Pour ce faire, il existe une solution alternative qui, partant de l’ACCIS obligatoire (notamment pour les entreprises de taille européenne), serait d’instaurer un « taux plancher » afin de stopper la course à la baisse des taux, voire en mettant en place un impôt européen sur les sociétés qui viendrait alimenter le budget européen. Pour les entreprises exerçant au sein de plusieurs États membres, ceci impliquerait une consolidation avec une imposition au lieu du siège social, le produit de cette assiette commune devant être réparti entre les États membres où l’entreprise est présente selon des critères précis déjà définis : salaires, immobilisations et chiffre d’affaires. Et ce, afin de relocaliser l’IS là où la richesse a effectivement été créée et où les bénéfices ont par conséquent été générés. Une telle harmonisation devrait également d’intégrer la dimension numérique de l’activité économique.

Elle aurait le mérite de résoudre un grand nombre de problèmes internes à l’Union comme les prix de transferts (par lesquels les bases imposables se déploient d’un État à l’autre en fonction des taux d’imposition) et, plus largement, en finir avec les mécanismes d’évasion fiscale. Elle doit s’accompagner d’une meilleure transparence (sur les « rulings » et grâce à un reporting public « pays par pays ») et d’une intensification de la coopération en matière de lutte contre la fraude fiscale. Elle permettrait également de sécuriser les rentrées fiscales et de créer les conditions d’un rééquilibrage des systèmes fiscaux au profit des impôts directs, par nature les plus justes.

En tant que telle, l’ACCIS n’est donc qu’un outil : il est possible de s’appuyer sur sa faisabilité technique et de l’améliorer. Il faut également s’assurer de son usage : la transparence fiscale ne doit pas viser à renforcer la concurrence fiscale, mais bien à assurer une vraie homogénéité. Mais ceci suppose impérativement de rompre avec la logique visant à rendre la concurrence fiscale sur les taux plus « transparente » et plus facile à mettre en oeuvre. Si d’autres chantiers fiscaux européens mériteraient d’être portés, l’harmonisation de l’impôt sur les sociétés peut être un rendez vous important, mais aussi une belle occasion manquée. Comme toujours, tout est question de volonté politique…

Taxe « Gafa » européenne : vraie avancée ou cadeau empoisonné ?

Le constat ne souffre aucun débat : les systèmes fiscaux existants sont dépassés par la numérisation de l’économie. L’impôt sur les sociétés est largement contourné car il ne prend pas en compte la dimension numérique. Ceci laisse donc le champ libre à certaines entreprises d’exercer leur activité dans un pays en étant installée dans un autre pays, de préférence « à fiscalité privilégiée ».

Selon le cadre fiscal actuel, une société dont le siège est hors de France est imposable à l’impôt sur les sociétés en France lorsqu’elle y dispose d’un établissement stable, c’est-à-dire lorsque cette entreprise exploite en France un « établissement », y réalise des opérations par l’intermédiaire de représentants n’ayant pas de personnalité professionnelle indépendante  ou encore lorsque les opérations effectuées en France y forment ce que l’on nomme un cycle commercial complet. Si cette approche, qui est celle des textes standards internationaux, paraît logique, elle ne correspond plus aux activités économiques structurées par le numérique car leur localisation est difficile à établir, elle n’est pas celle des activités traditionnelles.

Le contournement fiscal des grandes firmes numériques (les GAFA) a été chiffré : selon des chiffres de la Commission européenne, leur niveau d’imposition ne représente en moyenne que 8,5 % à 10,1 % de leurs profits dans l’Union européenne alors qu’il atteint entre 20,9 % et 23,2 % pour les sociétés dites « classiques ».

Dans un contexte où les affaires d’évitement de l’impôt, par voie d’optimisation agressive et/ou de fraude, se multiplient et choquent légitimement des opinions soumises à la rigueur budgétaire, la question de l’adaptation de la législation fiscale au numérique est posée. Elle n’est pas seulement politique, elle est de fait géopolitique : de longue date, les grandes firmes américaines ont largement bénéficié de l’inadaptation des règles et de la complicité de certains États pour conquérir les marchés européens, capter des richesses, les transférer dans des paradis fiscaux et, finalement, les rapatrier aux États-Unis avec la bénédiction de Donald Trump.

Initialement demandé par quelques États dont la France, le projet de taxation de ces entreprises au chiffre d’affaires annuel supérieur à 750 millions d’euros au niveau mondial et 50 millions d’euros au sein de l’Union européenne est désormais porté par la Commission européenne qui veut envoyer un signal politique aux citoyens… et aux américains.

Concrètement, il s’agit d’imposer leur chiffre d’affaires au taux de 3 %, pour un rendement estimé à 5 milliards d’euros. Pour éviter une potentielle double imposition, cette taxe, additionnée à l’impôt sur les sociétés, ne pourra excéder l’IS normalement dû. Enfin, cette taxe devrait être « intérimaire » dans l’attente d’une éventuelle harmonisation de l’IS avec l’assiette commune consolidée (ACCIS). Entre 120 et 150 entreprises seraient concernées pour une application éventuelle de cette taxe en 2020.

Cette taxe ressemble davantage « un « coup politique » du gouvernement français qu’à une réforme fiscale, elle pose en effet plusieurs problèmes.

  • Tout d’abord, son articulation avec l’IS la rendra moins efficace et rentable qu’annoncé.
  • Elle complique les discussions sur une éventuelle harmonisation de l’IS au niveau européen, au risque de retarder son application.
  • En outre, elle vise quelques dizaines d’entreprises sans répondre de manière structurelle et durable au défi posé par la numérisation de l’économie.
  • Enfin, elle focalise le débat sur un point certes important de l’évitement de l’impôt, mais néglige voire oublie les autres formes de contournement de l’impôt (utilisations légales ou abusives des régimes préférentiels, prix de transfert etc.).

La taxation unitaire : seule solution globale et efficace

La méthode la plus classique de contournement de l’impôt consiste à créer une filiale dans un pays à la fiscalité très avantageuse, et d’y détourner artificiellement les profits réalisés là où l’entreprise réalise son activité. Pour cela, les multinationales procèdent à des facturations d’une entité du groupe à une autre via (marques, brevets…). C’est ce qu’on appelle des prix de transfert. Comme ces prix concernent l’utilisation d’actifs immatériels qui ne sont pas vendus sur un marché concurrentiel, leur calcul est difficilement contestable, et les gros groupes internationaux en profitent27. Cela est d’autant plus aisé que les autorités des Etats ne sont pas regardantes sur les méthodes utilisées, ou sur l’origine des fonds.

Une solution pour lutter contre ces formes d’évasion fiscale consiste à considérer une entreprise comme une unité unique, et non une somme d’entités juridiques séparées. Les impôts auront pour base de calcul l’entreprise dans son ensemble. On parlera alors de « taxation unitaire ».

Plus précisément, on va utiliser trois indicateurs qui permettront de connaitre l’activité réelle d’une entreprise dans un pays donné, rapporté au total de l’entreprise :

  • un indicateur d’activité réelle (par exemple le nombre d’employés, ou les salaires versés),
  • un indicateur des immobilisations matérielles (machines, locaux, etc.) qui ne tiendra pas compte des droits de propriété et brevets, qui sont aisément délocalisables,
  • un indicateur de l’activité commerciale (par exemple le Chiffre d’Affaires)

L’objectif est simple : donner une image fidèle de la présence réelle d’une entreprise sur un territoire donné.

La taxation unitaire reste bien plus facile à mettre en place que l’ensemble des propositions qui sont explorées. Elle répond notamment particulièrement bien à la problématique des prix de transfert, puisque ceux-ci seraient neutres dans le calcul de l’impôt. En outre, elle aurait l’avantage de diminuer considérablement le rôle des paradis fiscaux.

Cette méthode peut être appliquée par un seul pays, mais aurait beaucoup plus de sens si elle était appliquée par l’ensemble des pays du monde, a minima par les pays de l’Union Européenne.

Obligation de transparence

Concrètement, cela exige des firmes transnationales une transparence bien plus grande que celle dont elles font preuve à l’heure actuelle. Les multinationales doivent être contraintes de publier leur reporting pays par pays. Sur ce sujet, des progrès ont été réalisés depuis quelques années. Cependant, si le reporting est devenu obligatoire, il est très aisé d’obtenir d’y échapper grâce à la « clause de sauvegarde ». Selon l’eurodéputée Elly Schlein « cela permettrait aux multinationales de déroger aux obligations de transparence sous le vague prétexte de la protection des informations sensibles commercialement. »28

Actuellement, les données relatives à l’activité des plus grands groupes mondiaux sont publiées de manière annuelle voire trimestrielle. Chaque Etat étant normalement en mesure de connaitre la présence d’immobilisations matérielles sur son territoire (stocks, machines, bâtiments, etc.), ainsi que les effectifs salariés, la seule donnée qui peut être manipulée est le Chiffre d’Affaires – en domiciliant la société vendeuse dans un autre pays. C’est précisément cela qui rend particulièrement important l’application de l’impôt unitaire par tous les pays de l’UE.

L’exemple d’Apple

Dans un précédent rapport, « Apple, le hold up mondial », Attac avait dénoncé les pratiques d’évasion fiscale de la marque à la pomme.

Les ventes mondiales d’Apple s’élevaient à environ 230 milliards de dollars en 2015, et plus de 200 milliards de dollars en 2016, et son bénéfice global atteignait 70 milliards de dollars en 2015 et plus de 50 milliards en 2016. En outre, entre 2012 et 2016, Apple a versé 47 milliards de dollars à ses actionnaires. Des chiffres à mettre en parallèle au taux moyen d’imposition du groupe : 16,9% en moyenne mondiale entre 2007 et 2016.

En prenant les chiffres présentés par les différentes filiales françaises d’Apple, on constatait qu’elles représentaient 1,8% de l’ensemble des salariés d’Apple, 0,3% de ses immobilisations matérielles, et 2,2% de ses ventes. Si on combine ces trois indicateurs (sans pondération) et qu’on les rapporte au bénéfice total d’Apple sur 2016, les impôts dus par Apple auraient été de 261 millions d’euros supérieurs, rien que pour l’exercice 2016. Ainsi, cela aurait représenté plus de 1,5 milliards d’euros entre 2004 et 2016.29

L’établissement stable numérique

La notion d’établissement stable est essentielle pour apprécier si des activités industrielles ou commerciales exercées dans un Etat ou territoire autre que celui de la résidence de la personne morale concernée sont imposables au lieu de la résidence ou, au contraire, au lieu d’exercice de ces activités.

La notion d’« établissement stable » désigne généralement une installation fixe d’affaires ayant une activité propre en France ou un agent dépendant en France disposant du pouvoir d’engager la société. Pour l’impôt sur les sociétés, le droit interne retient la notion « d’entreprise exploitée en France ». Il existe trois critères non cumulatifs : l’exploitation d’un établissement en France, la réalisation en France d’opérations par l’intermédiaire d’un représentant dépendant et la réalisation d’opérations formant un cycle commercial complet.

La numérisation de l’économie a fait voler ce concept en éclat : désormais, le chiffre d’affaires est généré dans un pays sans pour autant donner lieu à une imposition. Celle-ci s’effectue dans un autre territoire, souvent fiscalement « privilégié », où sont installées des plateformes par exemple. L’exploitation des conventions fiscales bilatérales et des possibilités qu’elles offrent vient compléter ce schéma d’optimisation agressive.

Pour pallier l’évitement de l’impôt et adapter la fiscalité à l’activité économique, un nombre croissant d’experts et d’observateurs préconisent d’intégrer à l’impôt sur les sociétés la dimension digitale ou numérique pour relocaliser l’IS.


Le reporting public pays par pays : une mesure indispensable

Le reporting public pays par pays consiste à ce que les entreprises publient – pour la tête du groupe et leurs filiales – le détail de leurs données fiscales et économiques. Dit autrement, Apple, la BNP, ou Total devraient indiquer le montant de bénéfices réalisés dans chaque pays, l’activité totale, les effectifs, et surtout le montant des impôts acquittés, pays par pays. Cette obligation aurait plusieurs conséquences directes.

D’une part, les firmes multinationales ne pourraient plus appliquer les mêmes mécanismes d’optimisation fiscale sans que cela saute aux yeux. La rhétorique politique traditionnelle « Tout ceci est compliqué, difficile à prouver et rarement illégal » volerait en éclats. Les données seraient connues, ce qui simplifierait beaucoup les choses et la mise en lumière des inégalités de traitements en les différents acteurs économiques (multinationales d’une part et PME et particuliers de l’autre) rendrait ce discours intenable.

Par ailleurs, on connaitrait les réalités des sommes versées au titre de l’impôt dans les paradis fiscaux, ce qui réduirait leur intérêt aux yeux des multinationales. En effet, le reporting pays par pays mettrait en exergue l’inadéquation entre l’activité d’une entreprise dans un pays et le montant des impôts collectés dans ce même pays. En effet, les LuxLeaks n’auraient pas eu lieu d’être si on avait eu connaissance les taux d’imposition réels des principales multinationales dans le Grand-Duché.

Conclusion : pour une fiscalité juste et efficace

Attac demande qu’un véritable débat sur la place de l’impôt – remise en cause par la vision néolibérale dont Macron est le fer de lance en Europe – soit lancée, afin de définir la façon dont il doit être collecté de manière juste et équitable, et que des réformes soient pensées en ce sens. L’impôt n’est pas une charge, c’est avant tout une « contribution commune » comme cela est indiqué par la Déclaration des Droits Humains.

Au fondement de la justice fiscale, il y a la transparence et le reporting. Nous devons exiger des multinationales plus de données sur les fonds qu’elles utilisent et qu’elles font passer d’un pays à l’autre. Cette question est fondamentale, car chacun.e est choqué.e par les rares chiffres de l’évasion fiscale dont nous disposons. Si ceux-ci étaient plus fournis, le débat sur la justice fiscale serait vite tranché. Même en France, la transparence n’est pas à la mode, comme en témoigne la récente loi sur la protection des données des entreprises.

Contrairement à la vision dominante, un pays seul comme la France peut agir contre l’évasion fiscale, même si les pays voisins ne le font pas ;  le gouvernement peut forcer les entreprises à publier leurs reporting pays par pays, afin que nous connaissions leur véritable activité sur le sol français et à l’étranger, et qu’elles puissent être taxées de manière juste, ne serait-ce que dans un pays. De plus, la France pourrait être précurseur en publiant une liste effective des paradis fiscaux et surtout en la faisant suivre de sanctions concrètes.

Attac appelle à un changement de paradigme sur la question de l’impôt. Plutôt que de réfléchir aux façons de le diminuer, nous appelons à ce que les législateurs se concentrent sur la façon de le collecter équitablement. En effet, les lois devraient aller dans le sens d’un impôt plus juste, ce qui n’est pas l’objet du projet sur la fraude fiscale présenté par le gouvernement. La question fiscale dépasse largement le problème de la fraude, mais touche aux problématiques de l’évasion et de l’évitement fiscal.

En outre, la question de la taxation unitaire et du reporting public par pays va au-delà de nos frontières. La France pourrait lancer une dynamique internationale. Grâce à cette méthode, la course au moins-disant fiscal s’arrêterait progressivement, et l’intérêt des paradis fiscaux pour les grands groupes internationaux serait largement remis en cause.

Bibliographie

Attac, rapport « Apple, le hold up mondial », Novembre 2017

Attac, « Toujours plus pour les riches », Editions Les Liens qui Libèrent, Janvier 2018

1 Source : Bilan fiscal du quinquennat 2012-2017 par Solidaires Finances Publiques

2 https://www.challenges.fr/politique/darmanin-confirme-des-suppressions-de-poste-a-bercy_600613

3 En 2017, Médiapart a publié une lettre adressée au directeur général de la police nationale par 25 fonctionnaires de la Brigade nationale de lutte contre la corruption et la criminalité financière dénonçant leur manque chronique de moyens, ainsi que la multiplication des pressions politiques sur leur travail.

4 http://data.over-blog-kiwi.com/1/01/99/36/20141118/ob_3d996d_etudes0914-dap.pdf

5 http://www.lemonde.fr/politique/article/2018/03/28/le-gouvernement-presente-un-projet-de-loi-pour-renforcer-la-lutte-contre-la-fraude-fiscale_5277395_823448.html

6 Attac, Toujours plus pour les riches

7 https://www.challenges.fr/economie/le-pantouflage-des-fonctionnaires-dans-le-viseur-des-deputes_564189

8 http://www.lemonde.fr/economie/article/2017/11/17/eric-lombard-de-generali-france-a-la-caisse-des-depots_5216284_3234.html

9 https://www.marianne.net/societe/raphael-halet-lanceur-d-alerte-le-luxleaks-rapporte-des-clients-price-waterhouse-coopers

10 http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2018/02/27/la-nouvelle-loi-sur-le-secret-des-affaires-menace-t-elle-la-liberte-d-informer_5263364_4355770.html

11 http://www.lefigaro.fr/economie/le-scan-eco/dessous-chiffres/2016/04/04/29006-20160404ARTFIG00270-les-chiffres-affolants-de-l-evasion-fiscale-dans-le-monde.php

12 Rapport de la commission des finances sur le projet de loi relatif à la lutte contre la fraude

13 http://www.lemonde.fr/paradise-papers/article/2017/11/07/apple-nike-whirlpool-les-trucs-et-astuces-des-multinationales-pour-echapper-a-l-impot_5211398_5209585.html

14 http://www.lexplicite.fr/diminution-progressive-taux-normal-is-loi-finances-2017/

15 https://www.lesechos.fr/06/10/2015/lesechos.fr/021383742289_impots—la-concurrence-fiscale-europeenne-couterait-15-milliards-a-la-france.htm

16 http://www.lemonde.fr/economie/article/2011/07/13/total-renonce-a-sa-niche-fiscale-mais-ne-payera-pas-davantage-d-impots_1548276_3234.html

17 Nicolas Le Ru « Toutes les entreprises ont-elles le même taux implicite d’impôt sur les sociétés ? »CPO, rapport particulier n°3, janvier 2017

18 France Stratégie, « Fiscalité du numérique », note d’analyse n°26, mars 2015

19 http://www.lemonde.fr/economie/article/2016/11/07/comment-basf-a-minore-sa-facture-fiscale-de-pres-d-un-milliard-d-euros_5026796_3234.html

20 http://www.lemonde.fr/entreprises/article/2016/09/07/en-irlande-l-affaire-apple-fissure-le-consensus-fiscal_4993662_1656994.html

21 http://www.lemonde.fr/evasion-fiscale/visuel/2014/11/06/le-tax-ruling-ou-comment-le-luxembourg-legalise-l-evasion-fiscale_4519368_4862750.html

22 https://www.la-croix.com/Economie/Monde/L-harmonisation-fiscale-Europe-elle-inatteignable-2016-05-09-1200758724

23 OCDE, Note d’information « Cadre inclusif pour la mise en œuvre du projet BEPS », Mars 2016

24 Évasion fiscale: Des fissures dans la digue, Hassan Elarif, L’économiste.com du 12/02/2018.

25 Proposition de Directive du Conseil n° 121/4 concernant une assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés.

26 Proposition de Directive du Conseil concernant une assiette commune pour l’ISCOM/2016/0685 final et Proposition du Conseil concernant une assiette commune consolidée pour l’IS COM/2016/0683 final.

27 https://france.attac.org/nos-publications/notes-et-rapports/article/comment-mcdonald-s-ampute-les-revenus-des-salarie-e-s-et-les-recettes-du-tresor

28 https://www.euractiv.fr/section/economie/news/reporting-pays-par-pays-une-victoire-contre-loptimisation-fiscale/

29 Attac Apple, le hold up mondial,

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