C’était en décembre 2014, bientôt 7 ans, et la question est toujours ouverte.
Dans la comedia del arte, le masque couvre le visage de l’acteur pour symboliser la fonction dévolue à ce dernier dans le déroulement du spectacle. Dans la vie quotidienne, le masque n’est souvent qu’un écran cachant la figure et la personnalité de l’individu qui le porte. C’est dans cette dernière assertion qu’il y a quelques jours je présentais en tant qu’animateur un atelier – débat dont l’intention, annoncée par son titre (les masques de la démocratie), était de démasquer les éléments étrangers à la démocratie qui en dénaturent le sens pour le citoyen :
A ma grande surprise, il fut quasiment impossible de tirer une conclusion claire de plus de deux heures d’un débat qui, bien souvent, tourna en bataille d’égos entre plusieurs participants soucieux d’affirmer leur propre conception de la démocratie. C’est alors que je compris mon erreur : Au delà du débat philosophique, le concept de démocratie est ressenti si différemment par chaque citoyen dans sa vie quotidienne, suivant sa culture, sa classe sociale et sa génération que s’il existe des éléments perturbateurs communs au fonctionnement du système politique, il est vain de tenter de les aborder à partir d’une définition commune d’une démocratie supposée idéale.
Pour ne pas laisser le débat en souffrance, je le relance sous un autre angle sur mon blog personnel sous la sauvegarde de ceux qui voudront bien y participer
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Tout d’abord réglons un point de détail : sommes-nous toujours en démocratie ?
La réponse quasi unanime en accord avec de nombreux exemples1 est que nous ne sommes plus en démocratie. Réflexion faite, ce n’est pas la bonne réponse : les fondamentaux communs à tous les systèmes démocratiques sont toujours présents dans la démocratie française.
Nous avons une constitution, dûment ratifiée par le peuple en son temps, des élections libres, un parlement et nous jouissons dans la vie courante d’une liberté que bien d’autres peuples nous envieraient en ce début de XXIe siècle. Pour expliquer ce sentiment d’abandon de la démocratie, de plus en plus partagé, il serait plus correct de parler de corruption et de se pencher sur les différents éléments corrupteurs, aux fins d’en prendre le contrôle et de les réduire efficacement.
La démocratie contemporaine est née de la réflexion des philosophes dans un XVIIIe siècle émergeant d’une culture médiévale, laquelle reposait sur une organisation monarchique prétendument d’essence divine. La démocratie a été adoptée et répandue , parfois dans la lutte et le sang, par les citoyens du monde, portée par des peuples différents dans des circonstances qui lui ont donné des formes diverses. Certaines ont conservé la forme de monarchies parlementaires, dans lesquelles le monarque n’est plus que le symbole d’une unité nationale, d’autres ont adopté le modèle républicain, certaines ont conservé la base culturelle d’une référence religieuse, d’autres comme la France ont fait du laïcat un des piliers de la démocratie, mais toutes ont en commun la prétention d’assurer au peuple qui s’en réclame la liberté individuelle, l’égalité devant la loi et une justice équitable. Par nature, la démocratie prétend aussi à l’universalité, avec une conception universelle des droits de l’homme et du citoyen, mais aussi des particularités culturelles qui peuvent en diversifier l’expression.
Une constitution encadre généralement le corpus de lois et de règles matérialisant l’état de droit mais ce n’est pas obligatoire : Le Royaume Unis ne bénéficie pas d’une constitution formelle et ses principes constitutionnels reposent au contraire sur la loi et les jurisprudences. Une constitution, pour unique et primordiale qu’elle soit, peut évoluer dans certaines conditions : sauf erreur la constitution des États Unis entrée en vigueur en 1789 en est aujourd’hui à son vingt septième amendement.
La démocratie est évolutive et cette évolution est légitime : on ne la vit pas aujourd’hui comme au temps des diligences. Elle est sensible à l’influence des démocraties voisines et aux évolutions du groupe social qui l’a adoptée. Cette évolution dans les conditions adéquates de contrôle et de volonté citoyennes n’est pas constitutive de ces masques qui nous la dissimulent et en affectent la nature. Ce qui pose problème, ce sont les influences non légitimes qui en altèrent la réalité : Elle sera ainsi sujette à certaines influences extérieures, notamment celles d’oligarchies détenant un pouvoir de fait.
British American Tobacco, Airbus Industrie, Chevron corporation, Deutsche Bank, Electrolux, SAAB : Ce sont quelques noms parmi ceux des soixante quinze entreprises multinationales d’origine européenne ou nord américaine qui ont formé ensemble un « conseil du business transatlantique » (TABC : http://www.transatlanticbusiness.org/) pour représenter la voix de l’industrie dans un accord négocié actuellement entre le gouvernement US et la commission européenne qui met en cause la nature des échanges autant économiques que culturels entre deux des plus grandes communautés humaines de la planète. Pour ce qu’on sait de cette négociation, menée hors de toute participation citoyenne et dans le plus grand secret, il s’agit rien moins que de retirer aux représentants politiques le droit de légiférer dans l’intérêt général sans l’accord préalable des groupes industriels et financiers : En d’autres termes il s’agit de remplacer la décision démocratique par celle des entreprises et des conglomérats. Ce n’est pas un exemple unique et un autre traité de même nature est en attente de ratification : le traité Canada-Union Européenne sur le commerce et les investissements (CET ou CAEG) , contrôlé par le CERT, une table ronde d’une trentaine d’entreprises transnationales ( http://canada-europe.org/ ) parmi lesquelles les grands concurrents du transport ALSTOM et BONBARDIER participent ensemble au « steering commitee ».. Ce traité est pour tous les analystes le prototype de l’accord US/UE. Le lobbying individuel des entreprises sur la base de leur intérêt direct était déjà une nuisance, leur volonté assumée de contrôler ensemble le cadre social est un déni de démocratie.
L’influence d’une oligarchie financière et industrielle capable d’imposer sa volonté à tous les niveaux politiques de l’appareil d’état met fin à toute possibilité de contrôle démocratique.
Ce n’est pas, et de loin, le seul masque d’une démocratie perturbée et corrompue : Tocqueville en son temps dénonçait les dangers qu’il entrevoyait dans l’expression majoritaire pour les minorités et parlait même de « dictature de la majorité » : Il est de fait aujourd’hui comme hier que le combat pour le respect et la prise en compte des minorités est non seulement légitime mais plus que jamais d’actualité.
Il est aussi des minorités qui mettent en danger la démocratie : Les minorités ultra-religieuses combattent ouvertement les règles démocratiques au nom d’une liberté de culte hégémonique, jusqu’à verser dans le terrorisme ou l’excès du populisme : elles sont un danger non seulement pour les citoyens mais aussi pour l’esprit démocratique de diverses façons : Dans des périodes de crise, elles exacerbent les sentiments de révolte liés à d’autres phénomènes, elles peuvent par des méthodes populistes amener à des régressions sociales et jusqu’à la dictature. Même quand l’esprit démocratique est suffisamment puissant pour les contenir, elles induisent des phénomènes marginaux qui affaiblissent cet esprit : racisme et xénophobie, révolte contre toute organisation, désengagement de la solidarité et finalement désarmement du citoyen devant des situations qu’il finit par croire inévitables. L’incompétence et le jeu politicien des responsables peut renforcer ce mouvement et le TINA (there is no alternative) de la droite ultra libérale s’en nourrit évidemment.
Les oligarchies politiques, même issues d’un procédé électoral démocratique peuvent devenir une nuisance pour la démocratie : Sans admettre la théorie du « tous pourris » porté essentiellement par les populistes, certains parlementaires, certains agents de l’état se montrent les relais, volontaires ou contraint d’un lobbying de plus en plus organisé ; d’autres se persuadent que leur rôle de représentants du peuple les autorise à se substituer à lui contre son gré dans la décision, d’autres encore sont simplement guidés par le carriérisme et l’ambition personnelle. Tous se coupent de la base citoyenne.
Le danger le plus préoccupant qui menace la démocratie est représenté par le désengagement croissant d’un grand nombre de citoyens de la politique : la croissance spectaculaire de l’abstention dans les élections n’en est qu’un symptôme de plus, le repli vers l’extrême droite en est un autre, la naissance de mouvements protestataires aux noms d’oiseaux drapés dans leur refus de l’impôt ou d’une participation collective (pigeons, dindons, dodos ou encore bonnets rouges …) complètent le tableau.
Les causes en sont multiples et celles décrites ci-dessus suffiraient sans doute à expliquer ce repli vers des formes d’abandon en limite de la démocratie, mais s’y ajoute l’effet de la crise qui depuis 2007 désoriente une grande partie de la population : Elle avait jusque là été convaincue par la propagande libérale que le libéralisme était synonyme de démocratie modèle.
Dans les temps modernes, chacun a pu bénéficier d’une éducation de base, apprendre à lire et à écrire, et pour l’essentiel les seuls analphabètes dans notre société, ne sachant ni lire ni écrire en Français sont les immigrés de fraîche date, issus d’autres cultures. Pour autant, un nombre de plus en plus important de personnes sont illettrées, c’est à dire n’ont plus plus la maîtrise de la lecture et de l’écriture2 que l’enseignement public et obligatoire est supposé leur avoir apporté. L’éducation est l’une des clefs de la démocratie. Les moyens de communication ont évolué, les plus modernes font plus appel à l’image qu’à l’écriture ou à l’effort cognitif et tendent à développer l’individualisme plutôt que les réflexes de solidarité.
Ainsi, la « dictature de la majorité » que dénonçait Tocqueville serait celle d’une majorité sans culture politique et dans le fond sans volonté réelle de peser sur son propre destin, dans un environnement médiatique qui privilégie la communication sur l’information. C’est ce que certains pensent et là encore il nous faut contester le propos : Nous avons tendance à sous-estimer l’influence idéologique d’un conditionnement qui fait de la compétition et de la concurrence l’alpha et l’oméga de toute réussite et à l’inverse conduit à l’exclusion tous ceux qui échouent ou ne s’intègrent pas dans le modèle.
L’économie sociale et solidaire ne se porte pas mal : Elle apporte beaucoup au fonctionnement démocratique d’entreprises dans lesquelles les décisions se partagent plus largement, même si dans ce domaine tout n’est évidemment pas parfait. Certains y voient une possibilité de relève pour un système économique capitaliste à bout de souffle. C’est évidemment nécessaire sur une planète que ce système a pillé et gaspillé jusqu’à faire entrevoir la triste possibilité d’une pénurie générale de ressources et d’énergie et la fin de toute une civilisation.
La « société civile » sur laquelle Tocqueville souhaitait qu’on fasse porter la résistance citoyenne ne se porte pas si mal : Pour ne parler que de la France et suivant des chiffres de 2012, il y aurait en France 1,3 millions d’associations déclarées animées par 11 millions de bénévoles. Bien sur, il y a sans doute plus d’amicales boulistes que de clubs de philosophie mais toutes et tous participent à nouer des solidarités. Reste à les aider à se développer et à élargir leur champ de vue et d’action pour cimenter de vrai solidarités citoyennes. On pourra alors espérer arracher un par un tous les masques qui nous cachent la démocratie.
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1) comme celui – fameux – du référendum de 2005 ignoré par les parlementaires ratifiant deux ans plus tard un traité refusé par le peuple
2) Une étude de l’OCDE en 1995 estimait qu’en France près de 20% d’adolescents de 15 ans et 40% d’adultes étaient plus ou moins affectés par l’illettrisme.